La Professeure Sara Liwérant est Directrice adjointe de l'Ecole de criminologie de l'Université de Kinshasa en charge de la recherche et du Centre de criminologie y rattaché.
Résumé
Les discours sur l'Afrique, énoncés au sein et en dehors du continent, sont encore souvent marqués par la colonialité des modes de pensée et en premier lieu celle du rapport à ce qui est nommé "droit". Bien que la socio-anthropologie juridique, notamment, a déconstruit le "droit" c’est-à-dire le droit étatique dit "positif" et a mis à jour ses fictions, la lecture en termes de pluralismes juridiques reste encore une proposition "inerte" en termes de politiques publiques. Dans un contexte où l'État comme forme d'organisation politique mondiale est incontournable, oser les pluralismes juridiques peut être considéré comme un ébranlement des fictions juridiques, et en premier lieu celle de l'État. C'est pourquoi, cette perspective est imperméable aux acteurs des pouvoirs exécutifs, rétive à la logique de projet d'appui au développement, constitue la colonne vertébrale de l'intervention des partenaires techniques et financiers en appui aux réformes institutionnelles dans nombre de pays du Sud et ce discours de vérité se perpétue au travers de l'enseignement au sein des facultés de droit des universités, y compris africaines. Cette éclipse de "l'invention de l'Afrique" conduit à un enfermement dans la fameuse dialectique "tradition/modernité", succédanée de la distinction évolutionniste des sociétés dites "traditionnelles" ou dites "modernes". Bien qu'aujourd'hui les emprunts de la "tradition" à la "modernité" (et réciproquement) soient loués, ce débat est sous-tendu par des catégories factices et "adossées à l'ailleurs". Et les effets de ces catégories concernent aussi la question de leurs montages institutionnels. C'est en ce sens que cette communication portera sur les nœuds de la légitimité des juridicités africaines et ouvrira vers d'autres possibles.
Au cœur des montages institutionnels, les narratifs sont autant de réponses des sociétés à la question du "pourquoi des lois", pour reprendre la formule de P. Legendre. En d'autres termes, c'est bien de l'agencement normatif des institutions dont il est question. Au fondement des juridicités, les normativités instituantes reposent sur une dynamique entre la légitimité, l'autorité et la légalité (au sens de formes du phénomène juridique). Si en Occident, les normes pratiques des acteurs sont plutôt ignorées par les acteurs des pouvoirs politiques, en Afrique elles sont désignées comme la cause entre ce qui est et ce qui devrait être, à l'image d'un "péché originel". Outre la perpétuation du mythe d'un changement par le "droit-loi" selon l'expression d'E. Le Roy, cette conception procède une délégitimation des normes pratiques qui font pourtant la régulation sociale quotidienne. C'est ainsi que cet écart entre pratiques juridiques des acteurs et droit étatique tente d'être comblé par des réformes, appuyées par les bailleurs de fonds, et bien souvent à l'aide de "modèles voyageurs" dont pourtant les effets délétères ont été démontré, notamment par J-P. Olivier de Sardan. Mais cette idée d'une distance à parcourir charrie aussi une dimension temporelle et symbolique. Temporelle, en ce que l'approche linéaire du temps contraint à rattraper l'histoire de la répartition des pouvoirs en Afrique ; symbolique car elle opère une délégitimation des pratiques et écarte les narratifs instituants. Ainsi, il s'agit de s'inscrire au sein d'une "désobéissance épistémique" et non de recourir à une vision culturaliste essentialisante. C'est à partir d'une analyse croisée des pratiques juridiques des acteurs et de celle des effets des narratifs juridiques que nous montrerons l'épuisement des narratifs de la juridicité étatique dont seule la dimension morale subsiste. Car encore faut-il identifier ce à quoi il faut désobéir !