Résumé
Cogito ergo sum - je pense, donc je suis.
L’homme est un roseau pensant.
Ces sentences et bien d’autres définissent l’homme comme une entité douée de la faculté de penser, c’est-à-dire, de se projeter, de réaliser des constructions mentales adaptées à ses besoins, de concevoir, d’user de l’intelligence et non du seul instinct. Cette faculté permet à l’individu de se coordonner avec l’autre. Elle permet aussi de s’opposer à lui, d’avoir une autonomie, de prendre des décisions.
Si penser est le propre de l’homme, la pensée quant à elle, est la contextualisation de cette faculté, son inscription dans un groupe d’humains, et par ce groupe sur un espace, dans un temps. La pensée devient alors comme la langue qui en est l’expression, l’un des fondements de l’identité de groupe. Ce qui nous distingue des autres groupes dans notre lecture et notre interprétation de l’univers. La pensée est le produit de la fusion des penser individuels qui deviennent identité de groupe. Si la pensée qui a émergé d’un espace donné et en un temps précis peut aspirer à l’universalité, il appartient à chaque groupe d’en prendre librement possession et si nécessaire, de l’adapter à ses réalités.
En situation coloniale, le projet du dominant sera donc de dépouiller le dominé de la jouissance de cette faculté humaine, individuelle - le penser – et collective – la pensée - et de lui en fabriquer une à sa convenance. Il s’agit ni plus ni moins que de dépouiller le dominé de son identité. Cette opération a un nom. Il s’agit de l’Aliénation. Elle déshumanise l’homme plus que ne le fait l’asservissement physique. Elle permet dans un premier temps d’installer l’homme dans cette servilité physique, ensuite, de lui enlever les moyens de chercher sa libération, de penser sa libération comme un impératif vital. C’est peut-être Aimé Césaire qui en donne la définition la plus claire dans le Cahier d’un retour au pays natal.
On avait fourré dans sa pauvre cervelle qu’une fatalité pesait sur lui qu’on ne prend pas au collet ; qu’il n’avait pas puissance sur son propre destin, qu’un Seigneur méchant avait de toute éternité écrit des lois d’interdiction de sa nature pelvienne ; et d’être le bon nègre, de croire honnêtement à son indignité, sans curiosité perverse de vérifier les hiéroglyphes fatidiques.
Achille Mbembe, comme s’il faisait un autoportrait, et plus globalement le portrait de tous les dominés, dit en substance dans un de ses textes, que le dominé ne se rend pas compte que, même quand il croit parler de sa propre voix, il reproduit ce qu’on lui a appris. C’est ce que nous appelons la voix de son maître, dont l’une des excroissance est le syndrome de l’évolué. Césaire, pas plus vertueux qu’un autre, ne confesse-t-il pas lui-même sa propre aliénation dans l’épilogue de sa pittoresque description du nègre du tramway, quand il se fait le complice des femmes blanches qui se moquent de cet homme noir défiguré par la misère. Il conclut : « J’arborai un sourire complice, ma lâcheté retrouvée ».
La Négrité, dans la conception du dominant, est donc une fatalité, une indignité, en terme plus clair, une malédiction. On a été la chercher bien loin dans la mythologie judéo-chrétienne, avec la biblique malédiction de Cham. Aux États Unis d’Amérique, on a conceptualisé le drop of blood rule. Cette dérive a parcouru toute la pensée européenne. Le Noir dépouillé de toute pensée propre, l’a intégrée par essentialisme. Ici au Cameroun, il est courant d’entendre dire, et même au sommet de l’intelligentsia, que « le Noir est maudit ». Une version plus édulcorée est de penser comme la majorité des gens de ma génération que « c’était mieux quand les Blancs étaient là ».
Notre objectif est de mettre en lumière les différentes facettes – souvent inattendues - de cette aliénation. Des outils ont été inventés pour atteindre cet objectif. La religion, la langue, le système scolaire sont autant de facteurs d’aliénation. On a procédé à la stigmatisation qui a produit chez le dominé l’essentialisation. On l’a enfermé dans ce que le poète antillais Guy Tyrollien appelle une image pétrifiée de soi. Mais la vraie préoccupation c’est que le Noir a admis que c’est sa nature. Il a adopté cette identité de Noir, il en est même devenu fier.
Quels sont les éléments les plus saillants de la déstructuration de nos identités ? C’est ce que nous nous proposons de définir. Notre tâche resterait inachevée si nous ne proposions pas les pistes pour en sortir. Et le nom générique de cette démarche libératrice, c’est Renaissance. La renaissance c’est, en exploitant les outils du présent, de se fonder sur son histoire pour recréer son identité. Entre la fierté de la grandeur nègre de l’antiquité kemito-pharaonique et la supposée malédiction actuelle, il y a mille matières pour une identité objective.
Ce travail inclura la redéfinition des concepts qui très souvent viennent de l’étranger, instruisent profondément la pseudo pensée africaine, que l’Africain intègre à son univers et à sa pensée (ou ce qui en tient lieu, ceci expliquant cela) sans s’en donner une définition claire. Panafricanisme, renaissance, diaspora, démocratie, l’émergence, sont autant de leurres empoisonnés qu’il ingurgite.
Ainsi donc, plutôt que l’inscription dans l’une des thématiques qui nous sont suggérées, je me propose de présenter un objet transversal dont je souhaite qu’il serve de base de lancement pour une pensée propre – je n’ose pas dire africaine. Je me propose de revoir avec vous les notions, les concepts, les modes de fonctionnement et même les offres passées de notre pensée pour en proposer une lecture nouvelle, adaptée à nos besoins et des outils pour sortir de l’aliénation.