Élie Phambu NGOMA-BINDA est Professeur Ordinaire Émérite de l’Université de Kinshasa. Docteur en Philosophie de l’Université Catholique du Congo, il a effectué de longs séjours d’études et de recherches postdoctorales en Allemagne (Bourse de la Fondation Alexander von Humboldt) et aux États-Unis d’Amérique (Fulbrigt / Humphrey Fellowship Program). Le Professeur Ngoma-Binda a été Vice-Président de la Commission congolaise de Vérité et Réconciliation, et Ministre en charge de l’Éducation dans le Gouvernement de la Province du Kongo Central. Actuellement Recteur de l’Université Technologique Horeb de Matadi, en RDC, il a publié plus de 30 ouvrages de littérature, de science politique et de philosophie, dont Philosophie du droit politique pour l’État le meilleur (Kinshasa, Presses de l’Université Catholique du Congo, février 2022).
Résumé
Une conscience claire de ce que nous devons faire, et comment le faire, pour bien être ou pour atteindre ce que nous désirons être, est l’acte premier d’une pratique philosophique responsable. Une réflexion consacrée à la quête d’une manière de « philosopher autrement », adéquatement, est pertinente. Face à la condition humaine de misère extrême et perpétuelle de l’homme africain, il apparaît important et urgent d’entreprendre la quête d’une politique de la philosophie, un mode de philosopher africain qui soit à la fois efficace et utile.
Du rejet inconsidéré précipité de l’ethnophilosophie
En rejetant de manière radicale la ligne de pensée herméneutique inaugurée par Placide Tempels (1945), Paulin Hountondji (1977) a gravement handicapé l’émergence d’une nouvelle pensée africaine articulée sur les pensées africaines, anciennes et contemporaines. Il a situé dans la « science » (occidentale) le lieu, unique, de toute pratique philosophique estimée valide. Le mode de penser qu’il a, avec ou après Marcien Towa (1971), dit être ethnophilosophique a été invalidé sans concession. Les efforts intellectuels de Jean-Calvin Bahoken (1967), Prosper Laleye (1970 ; 1977), Tshiamalenga (1973), Nkombe (1979), Kwasi Wiredu (1980), Henri Odera-Oruka (1990), etc., ont été jugés philosophiquement invalides et non acceptables. Pourtant, si des philosophes les plus nombreux avaient suivi, approfondi et perfectionné la voie tempelsienne de la pensée africaine ancienne, notre société contemporaine aurait pu se construire, à partir d’elle, une nouvelle pensée africaine qui serait à la fois adéquate et utile à notre existence empêtrée de manière particulière dans l’infortune et les misères cruelles actuelles.
Une pensée de l’assomption dialectique du passé et du présent d’ici et d’ailleurs
Recherchant un certain juste milieu, Fabien Eboussi Boulaga (1977) a insisté sur une nécessaire dialectisation du passé et du présent, en disant le présent sans oublier d’éplucher le passé pour en ressortir et retenir le vrai et le juste utilisables. C’est là que résiderait un mode de penser africain authentique. Penser notre « être-au-monde actuel », Towa nous le disait déjà au-delà de son insistance sur la nécessité de « nous nier », de refuser un passé qui ne nous aura pas permis de vaincre les ennemis de notre être noir. Et il disait, comme Hountondji, de ne chercher à nous sauver, à sortir de la domination, que par la seule voie du recours à la « raison », à la science, qui n’existerait point chez l’homme noir colonisé.
La volonté de quête d’une nouvelle pensée africaine exprime le refus de telles positions extrêmes. Elle énonce l’exigence d’exploration d’un chemin en dehors des exclusions étanches entre, d’une part, la science africaine ancienne (ou ce qu’une nouvelle école de pensée hountondjienne enfin présente être une quête des « savoirs endogènes ») et, d’autre part, la science occidentale moderne, estimée unique voie de salut même si elle doit faire fi de toute vie vertueuse d’honnêteté, de moralité.
Une nouvelle pensée suppose de forger une théorie (nouvelle) de la pratique philosophique
La nécessaire quête d’une nouvelle pensée africaine suppose de bien savoir pourquoi philosopher, sur quoi philosopher, et comment philosopher. Elle nécessite de forger une théorie du « penser correct et adéquat », laquelle implique de saisir la mission sociale à assigner à la pensée, l’objet opportun prioritaire de la pensée, les moyens et les procédures d’effectuation de la pensée efficiente.
J’ai conçu, à travers nombre de mes écrits, la théorie qui me paraît parfaitement correspondre à la formation d’une forme nouvelle de pensée philosophique africaine. Je l’appelle théorie de la pratique philosophique inflexionnelle. Le qualificatif « inflexionnel » signifie l’exigence, pour tout acte philosophique, de se produire d’une manière qui soit à même d’infléchir la pensée décideuse vers le mode de gouvernance qui fasse le plus de bien possible au citoyen dans la cité. La pensée décideuse la plus efficace, ayant le plus d’impact dans la société, étant de toute évidence la pensée investie de pouvoir politique, la pensée inflexionniste se donne la mission de travailler à faire naître dans la pensée et l’agir du citoyen, spécialement dans le chef et l’âme de l’acteur politique, la manière de gouvernance politique la plus efficiente, la plus bénéfique pour chacun, laquelle est nécessairement éthique. Une pratique inflexionnelle de la philosophie ou de la science en général est celle, selon le conseil de Cheikh Anta Diop, qui s’arme de la science la plus pointue et la plus sûre et qui soit, en même temps, à la fois la plus efficace et la plus utile à la vie de l’homme dans sa société concrète.
Deux figures d’une possible pensée philosophique africaine nouvelle
Concevoir une démocratie libérale-communautaire. La tâche prioritaire d’une pensée philosophique nouvelle, inévitablement inflexionnelle, et à laquelle j’ai déjà consacré quelques études (Ngoma-Binda, 2001 ; 2012), est la conception d’une pensée démocratique forgée aux entrecroisements de la démocratie libérale occidentale et de la démocratie communautaire du passé socioculturel africain précolonial. La démocratie libérale-communautaire fonctionnerait, sous le mode d’une pensée consensuelle, dans la confluence des valeurs respectives sélectionnées de l’une et l’autre forme de démocratie, au sein d’un « État mésomal » (Ngoma-Binda, 2017), se situant tant soit peu au juste milieu des exigences libérale et communautaire, et mettant en œuvre des procédures « intermédiaires » d’organisation du pouvoir étatique et d’élection des dirigeants politiques.
Forger une philosophie de la « philoculture ». La vie en commun des communautés infranationales et nations africaines, marquées par des violences inédites, exige une nouvelle philosophie de coexistence. Il est possible de construire, à partir des formes africaines traditionnelles d’amour et de solidarité une nouvelle pensée du bien-vivre-ensemble. Il peut être utile et efficace de fonder une philosophie nouvelle à partir de la pensée nzola (en plus de la pensée ubuntu) comme philoculture, une culture de l’amour allant au-delà de la philosophie comme amour de la sagesse (Ngoma-Binda, 2021) fondant une nouvelle forme d’unité panafricaine.